La pratique illégale du "No cure No Pay"
Certaines études d’huissiers de justice et bureaux de recouvrement soumissionnent et sont déclarés adjudicataires de marchés publics portant sur le recouvrement de créances d’institutions publiques en proposant un modèle économique de type « no cure no pay » ou « no cure no fee » pour l’ensemble de la procédure de recouvrement : recouvrement amiable (mises en demeure sans procédures) et judiciaire(avec citation et procédure).
Dans ce modèle, l’huissier va proposer son intervention pour un prix forfaitaire par dossier. Si le débiteur s’avère insolvable, le créancier ne doit payer que le montant forfaitaire unique prévu. S’il est solvable, l’huissier récupère directement auprès du débiteur les frais exposés (clauses pénales conventionnelles ou frais d’acte au barème légal).
Cette pratique va donc amener l’huissier d’une part à renoncer (en tout ou en partie) au paiement de ses frais et honoraires en phase judiciaire dès lors que le débiteur est insolvable, et d’autre part à récupérer pour son propre compte directement auprès des débiteurs solvables les frais de son intervention qu’il apprécie discrétionnairement (nombre d’actes, rappels, tentatives d’exécution etc).
Cette pratique est contraire aux dispositions du Code judiciaire et de l’Arrêté royal fixant le tarif des huissiers qui visent à garantir l’indépendance et l’impartialité de l’huissier de justice, investi de l’autorité publique en matière de recouvrement judiciaire (1) (2).
Cette indépendance et cette impartialité a notamment pour but d’éviter les frais de poursuites frustratoires qu’un créancier pourrait être tenté d’exposer moins dans le but de recouvrer que dans celui de nuire ou d’accabler son débiteur en difficultés sous les frais judiciaires. Dès le moment où c’est l’huissier qui décide du choix et de la fréquence des actes de poursuites, il est placé dans un conflit d’intérêt parce que son intérêt personnel est de faire plus d’actes, le plus longtemps.
Or, les textes sont clairs : l’article 520, §2 du Code judiciaire interdit spécifiquement à l’huissier « d’instrumenter pour son propre compte ». Il s’agit d’éviter qu’un huissier ne récupère pour son propre compte directement auprès du débiteur les frais de son intervention. L’huissier n’agirait alors plus comme mandataire du créancier mais bien à son seul profit.
Les tarifs de l’huissier durant la phase judiciaire sont fixés par l’Arrêté Royal du 30 novembre 1976. Il ne peut y avoir aucune remise de prix . Le commentaire de cet article dans le « Vade-Mecum : déontologie, tarifs, règlement d’ordre intérieur » publié par la Chambre nationale des huissiers de justice précise : « L’AR. du 30 novembre 1976 est clair quand il s’agit d’honoraires pour les actes accomplis par les huissiers de justice dans l’exercice de leurs fonctions telles que décrites par la loi. On ne peut compter ni plus ni moins que ce qui est légalement prévu. L’huissier est tenu de se conformer aux tarifs prescrits sans pouvoir les moduler ».
Ainsi, selon ces dispositions, l’huissier doit informer le créancier des risques d’insolvabilité de son débiteur. Le créancier doit pouvoir apprécier en connaissance de cause l’opportunité de faire procéder à des mesures d’exécution, dont il devra le cas échéant supporter le coût (si le débiteur est insolvable), ce qui de facto permet d’éviter la multiplication d’actes d’exécution inutiles.
La Chambre Nationale des Huissiers de Justice condamne clairement le « no cure no pay » depuis plusieurs années (3) mais est de son propre aveu dans l’incapacité de mettre fin aux abus constatés (4) .
Sur le terrain, ces pratiques ont des conséquences dramatiques pour les débiteurs.
- Le créancier est totalement désolidarisé des frais qui sont exposés par l’huissier. Il n’a plus de vison précise sur le recouvrement. Les services de médiation de dette constatent sur le terrain une multiplication des actes d’exécution et des frais qui sont mis directement à charge des débiteurs ; le recouvreur pratiquant le « no cure no pay », spécule sur les frais de poursuite qu’il fera payer pas les débiteurs pour assurer sa véritable rémunération. Le forfait dérisoire au dossier n’est en aucun cas représentatif du coût réel de leurs interventions.
- Dans certains marchés, le recouvreur, ayant moins d’intérêt à une phase amiable, va rapidement orienter les dossiers vers une phase judiciaire dans laquelle l’huissier va multiplier les frais pour maximaliser son profit.
Vous trouverez ci-dessous la copie d’un jugement du 24 juin 2011 du Tribunal de 1ère instance de Louvain ainsi que la note de l’huissier Etienne Leroy sous deux arrêts du Conseil d’ Etat de 2019 qui illustrent bien la problématique (5).
Dans le jugement du 24 juin 2011 qui concerne un litige de rémunération entre un huissier de Wavre et un autre d’Aarschot, le juge constate qu’une « convention comme celle que le défendeur prétend avoir conclue avec [son client] par laquelle les frais de citation et d’exécution ne devraient être payés par [son client] que s’ils peuvent être récupérés auprès du débiteur est absolument nulle, contraire à la loi et aux règles déontologiques qu’un huissier de justice doit respecter ».
Quant à Etienne Leroy, il souligne que « l’huissier viole une réglementation d’ordre public et transgresse de la manière la plus grave son devoir d’impartialité et d’indépendance ».
et sur la question du "no cure no pay" en recouvrement amiable, voyez ci-dessous la position du tribunal de première instance de Bruxelles
Voyez également ci-dessous le jugement du Tribunal de 1ère instance de Bruxelles du 14 janvier 2022 concernant le recouvrement amiable et judiciaire de redevances de stationnement pour la Ville de Bruxelles octroyé à l’huissier Leroy.
Dans ce litige qui oppose l’étude de l’huissier Michel Leroy à la Ville de Bruxelles, on peut lire que l’huissier Leroy a procédé au recouvrement amiable et judiciaire des redevances de stationnement pour le compte de la ville de Bruxelles de 2005 à 2017. Le recouvrement était exécuté "gratuitement" par l’huissier, sans aucun frais pour la Ville : l’étude devait récupérer les frais et honoraires qu’elle avait engagés sur les sommes payées par les débiteurs. L’étude versait uniquement le montant des redevances à la ville et ne lui facturait jamais rien.
En 2014, la ville de Bruxelles interroge l’huissier sur le montant des frais qu’il expose auprès des débiteurs, ne semble pas recevoir les réponses qu’elle attend et, en 2019, décide finalement de ne plus faire appel à lui. L’huissier Leroy estime qu’il y a rupture de contrat, attaque la Ville de Bruxelles et lui réclame 3.327.372,80 euros HTVA (4.026.121,09 TVAC) de frais et honoraires qui resteraient impayés.
Ce sont les frais facturés aux débiteurs dans le cadre du recouvrement judiciaire des redevances de stationnement qu’il n’a pas récupérés et qu’il n’a jamais facturés à la Ville puisque l’accord prévoyait que son intervention était gratuite.
Il n’obtiendra pas gain de cause. Le contrat sera jugé illicite et les factures impayées sont prescrites.
Ce jugement illustre parfaitement un accord no cure no pay et les montants en jeu (sachant que les 4 millions d’euros ne représentent pas l’ensemble des frais facturés aux débiteurs mais seulement les frais qui restent impayés) et, dans une certaine mesure, la naïveté des commanditaires qui acceptent une prestation gratuite sans se poser de questions pendant plusieurs années.
(1) Voyez les articles 520 §2 et 522 §3 du C.J. et l’article 3, 2° de l’AR de 1976
(2) L’article 2 de l’arrêté Royal du 30 novembre 1976 réglant le tarif des huissiers de justice interdit expressément à l’huissier d’accorder à leurs clients une remise partielle ou totale de leurs droits ou frais ou déboursés.
(3) Voir notamment 2013C1 R016 et 2013CIR001 disponibles sur le site : http://www.mediationdedettes.be/Les-directives-et-circulaires-de-329
(4) Rapport de la Chambre des Représentants de Belgique sur l’industrie de la dette et l’endettement excessif des consommateurs, Audition du 3 décembre 2019, DOC 55 0839/001, p. 35
(5) Etienne Leroy, note sous Arrêts du Conseil d’Etat du 22 janvier 2019, n°243.447 et du 3 avril 2019, n°244.166, Larcier, Jus & Actores, N°1-2/201